Sergio Sorinas rappelle que la première affaire à l’origine de la prise de conscience est celle dite du cartel de la Silicon Valley, impliquant notamment Apple, Intel, Google, Adobe et Pixar, qui a montré que les « no-poach agreements » – accords de non-débauchage – pouvaient constituer des pratiques anticoncurrentielles. Aujourd’hui, les autorités européennes et française suivent la voie tracée par les régulateurs américains.
Marcel Nuys, du bureau de Düsseldorf, présente les principales pratiques anticoncurrentielles que sont les accords sur les salaires, les accords de non-débauchage et les échanges d’informations sensibles. Il souligne que tous les secteurs peuvent être concernés, les condamnations ayant visé à ce jour des secteurs très différents tels que la tech et l’informatique, la santé, le football, la livraison de repas ou encore les médias.
Camille Puech-Baron, qui officie depuis Bruxelles, retrace le cours des développements au niveau européen. Dans l’affaire Diarra la Cour de justice de l’Union Européenne (CJUE) a jugé qu’au regard de l’article 101 TFUE tout accord de non-débauchage constitue une restriction de concurrence par objet (CJUE 4-10-2024 aff. C-650/22, Fifa c/ BZ).
L’affaire Tondela (relative aux clubs de football portugais), toujours pendante devant la CJUE, pourrait venir nuancer cette position. Dans ses conclusions du 15 mai 2025, l’avocat général Emiliou souligne que les accords de non-débauchage ne sont pas toujours une restriction de concurrence par objet. Le contenu, le contexte et les objectifs de l’accord doivent être pris en compte. En l’espèce, l’accord avait une portée limitée dans le temps et dans l’espace, il ne concernait que les transferts entre clubs portugais, et avait pour objet de préserver l’équité des compétitions sportives pendant la crise de la Covid-19.
L’année 2025 marque un tournant. Le 2 juin 2025, la Commission européenne a annoncé avoir sanctionné les sociétés Delivery Hero (Allemagne) et Glovo (Espagne), intervenant dans le secteur de la livraison de repas en ligne, d’une amende de 329 millions d’euros pour s’être entendues sur le non-débauchage de leurs salariés, l’échange d’informations sensibles et la répartition de marchés géographiques. Ces pratiques ont été facilitées par une prise de participation minoritaire accompagnée d’un pacte d’actionnaires contenant des clauses de non-sollicitation étendues par la suite à un accord plus large.
Toujours en 2025, mais en France, le 11 juin 2025, l’Autorité de la concurrence a sanctionné des ententes mises en place par quatre sociétés du secteur de l’ingénierie et du conseil (d’une part entre Expleo et Bertrandt et d’autre part entre Alten et Ausy – devenu Randstad Digital), explique Marie Louvet du bureau parisien, qui relève qu’il s’agit de la première affaire où il est question exclusivement d’accords de non-débauchage (décision n° 25-D-03 du 11 juin 2025).
Ces accords de non-débauchage prenaient la forme d’accords informels ou « gentlemen’s agreements », qui étaient de portée générale, sans limitation de durée et visaient à s’interdire mutuellement le débauchage de personnel et l’embauche issue de candidatures spontanées. Des preuves ont pu être retrouvées, en particulier des mails échangés entre managers des différentes sociétés se référant explicitement à l’existence d’un « gentleman agreement » ou d’un « accord de non-débauchage réciproque ».
L’Autorité a précisé que de tels accords sont des restrictions de concurrence par objet et a infligé des amendes aux entreprises impliquées relativement limitées (Alten : 24 M€, Bertrandt : 3,6 M€, Expleo : 1,9 M€). De plus, une publication de la décision sur LinkedIn a été ordonnée, ce qui est inédit et témoigne de la volonté de donner à cette décision une publicité adaptée à la nature des pratiques, souligne Marie Louvet.
L’Autorité de la concurrence n’a en revanche pas sanctionné des clauses de non-sollicitation ciblées (durée et champ d’application limités) que les entreprises visées avaient pu inscrire dans des accords de partenariats et qui n’ont pas été considérées anticoncurrentielles.
André Pretorius, du bureau de Londres et qui revient sur l’expérience britannique, signale que le champ de la lutte contre les pratiques anticoncurrentielles sur le marché du travail ne se limite pas aux salariés mais peut s’étendre aux « free-lance » ou indépendants, dès lors que les restrictions à l’embauche des « free-lance » peuvent au plan économique contaminer la situation des salariés.
Enfin, au-delà des amendes qui peuvent potentiellement être colossales et du risque réputationnel pour les entreprises qui se livrent à de telles pratiques, les salariés qui ont subi un préjudice du fait d’une entente anticoncurrentielle peuvent engager une action en responsabilité, le cas échéant dans le cadre d’une action collective, l’affaire du cartel de la Silicon Valley avait d’ailleurs suscité une class action de la part des salariés lésés afin d’être indemnisés du manque à gagner.
En pratique :
- les ententes informelles entre partenaires, même non écrites (« gentlemen’s agreements »), peuvent engager la responsabilité des entreprises ;
- les clauses dans les accords de partenariats doivent être limitées à un projet, une durée, un périmètre et une population clairement définis, justifiés par le partenariat lui-même ;
- les pratiques RH dans le cadre de partenariats entre entreprises (groupements momentanés d’entreprises, sous-traitance, co-traitance, etc.) doivent être encadrées par des clauses strictement proportionnées à l’objectif poursuivi ;
- la durée, l’étendue sectorielle ou géographique, et la cible des salariés concernés sont des critères clés dans l’analyse concurrentielle.
Pendant l’exécution du contrat de travail, l’obligation de loyauté lie le salarié. Après la rupture, les employeurs peuvent s’appuyer sur plusieurs types de clauses : confidentialité, non-concurrence, non-sollicitation (de clients ou de salariés, autrement dit des clauses de non-débauchage et de non-détournement de clientèle). Ces clauses peuvent être insérées dans les contrats de travail individuels (c’est le cas des clauses de confidentialité et de non-concurrence) et dans les accords commerciaux ou contrats de partenariat (c’est généralement le cas des clauses de non-sollicitation).
En droit français, les clauses de non-concurrence dans les contrats de travail sont licites sous certaines conditions rappelle Emma Rohsler (voir notamment : arrêts du 10 juillet 2002 n° 00-45.135, 00-45.387 et 99-43.334).
A l’étranger, les délais de préavis qui peuvent être plus longs qu’en France peuvent être utilisés pour empêcher les salariés démissionnaires de passer immédiatement à la concurrence.
Les clauses insérées dans des pactes d’actionnaires ou accords commerciaux ne sont valables qu’en cas de prise de contrôle ou d’acquisition effective. Une simple participation minoritaire ne peut justifier une clause de non-débauchage/non-sollicitation.
En pratique, les intervenants recommandent d’éviter les clauses génériques ou systématiques, notamment pour les fonctions support, et les réserver aux fonctions clés. Les clauses de non-sollicitation et de non-débauchage doivent être encadrées strictement dans les pactes d’actionnaires et accords commerciaux.
Le phénomène des « acqui-hires » – recrutements massifs d’équipes dans le cadre d’un accord commercial ou d’un partenariat technologique – suscite une attention croissante des autorités de concurrence.
L’opération peut entrer dans le champ du contrôle des concentrations si elle cible des profils stratégiques.
L’affaire Microsoft/Inflection AI en est l’illustration. Bien que le rachat d’actifs humains ne soit pas juridiquement une acquisition d’entreprise, la reprise coordonnée d’équipes, combinée à des accords de licence ou de financement, peut relever du contrôle des concentrations. La Commission européenne a activé l’article 22 du règlement sur les concentrations pour tenter un examen par renvoi mais a été contrainte d’abandonner cette affaire du fait du retrait des demandes de renvoi suite à l’arrêt de la CJUE dans l’affaire Illumina/Grail. Marcel Nuys ajoute que le Bundeskartellamt en Allemagne partage cette vision.
En pratique, retenons que toute opération de « rachat d’équipe », même sans transfert d’actifs, peut attirer l’attention des autorités si elle concerne des profils stratégiques (R&D, tech, etc.). Il est essentiel d’anticiper ces risques dès la phase de négociation dans les opérations de croissance externe ou de partenariats sectoriels impliquant du personnel.
Un autre aspect à prendre en compte, selon les intervenants, pour aborder ces différents sujets est la prochaine transposition (avant le 7 juin 2026) de la directive 2023/970 du 10 mai 2023 sur la transparence des rémunérations, qui va imposer une transparence accrue :
- les employeurs seront tenus d’indiquer le salaire de départ ou la fourchette de rémunération lors de la publication d’une offre d’emploi — soit directement dans l’annonce, soit avant l’entretien ;
- les salariés en poste auront le droit de demander à leur employeur des informations sur les niveaux de rémunération moyens ainsi que sur les critères utilisés pour fixer les salaires et assurer l’évolution de carrière.
Les intervenants de la table ronde insistent sur la nécessité de renforcer la vigilance dans les pratiques RH, surtout dans les secteurs concurrentiels où le turn-over est particulièrement élevé (ingénierie, IT, médias, sport…).
Les autorités considèrent désormais certaines pratiques RH comme des menaces pour l’économie et la loyauté du marché du travail.
Les avocats du cabinet Herbert Smith Freehills Kramer recommandent de combiner droit social et droit de la concurrence dès la conception des politiques RH, en :
- documentant chaque clause, entente ou partenariat susceptible d’être perçue comme une restriction ;
- formant les équipes RH et managers aux risques de pratiques anticoncurrentielles ;
- alignant les clauses contractuelles et accords internes aux exigences de proportionnalité et d’intérêt légitime.
Les différentes décisions et cas abordés lors de cette conférence illustrent de manière concrète l’enchevêtrement croissant entre droit de la concurrence et droit du travail. Directions juridiques et RH doivent adapter leurs pratiques et anticiper ces nouveaux risques : conformité, documentation, formation et contrôle des pratiques sont les clés pour éviter des sanctions financières et une atteinte à la réputation, tant nationale qu’internationale.
